Les 11 et 12 Janvier 2024 à Lyon, les Mutilé(e)s pour l’exemple étaient au côté de Geneviève Legay pour la soutenir lors du procès qui l’opposait au commissaire divisionnaire Rabah Souchi.
Les faits
Geneviève Legay a été grièvement blessée lors d’une charge des « forces de l’ordre » le Samedi 23 Mars 2019 (Acte 19 des Gilets Jaunes) à Nice.
Alors qu’elle est sur la place Garibaldi, et qu’elle brandit un drapeau « PAIX » (ça ne s’invente pas), faisant dos aux policiers, elle est violemment poussée lors d’une charge.
Elle souffre alors de multiples factures crâniennes et les soignants sont inquiets quant à son pronostic vital pendant plusieurs heures.
5 ans plus tard, lors de ce procès, elle est décrite comme « diminuée et méconnaissable » par sa famille et ses proches. Les médecins font état d’un vieillissement global accéléré par cette blessure.
Les responsables
Qui est accusé d’avoir causé les blessures de Geneviève ? Et bien c’était justement un des sujets transverse à tout ce procès.
L’accusé est le commissaire Rabah Souchi. Mais sa défense est un double dédouanement par en haut et par en bas. En gros il dit que :
- C’est le préfet qui lui a ordonné de disperser les manifestants et, pour ça, il faut charger. Il a seulement appliqué cet ordre
- Quand ils chargent, les policiers doivent le faire de façon réglementaire, à savoir être en colonne derrière une ligne de boucliers. Or celui qui a poussé Geneviève Legay, le Major Vouriot, a dépassé cette ligne de sa propre initiative, et a bifurqué vers Geneviève, ce qui n’est pas réglementaire. Donc l’ordre n’était pas mauvais, c’est son exécution, par un policier en particulier, qui était mauvaise. Sans cette erreur individuelle, Geneviève n’aurait pas été blessée.
Alors pourquoi il n’y a qu’un seul accusé et pas 3 ?
Pour le préfet c’est assez lunaire. Il était cité à comparaître mais il est juste … pas venu. Il était trop occupé à gérer les inondations a-t’il dit.
Ah la la ces métiers qu’on ne peut pas faire en télétravail, c’est frustrant quand même quand le gros du job consiste à répondre à des mails et à des coups de téléphone (oui car vous apprendrez qu’en cas d’inondation, c’est généralement pas le préfet qu’on envoie avec un seau et une pelle pour écoper).
Pour le Major Vouriot, il a bénéficié d’un non lieu (lors de je ne sais quelle procédure précédente). Ce qui est d’autant plus étonnant que tout le monde au procès (partie civile, défense, magistrats) avait l’air d’accord sur le fait qu’il a commis une faute.
Je dis « tout le monde », mais pas au même niveau d’intensité. La défense du commissaire Souchi c’était « j’ai rien fait, c’est la faute à Vouriot ». Vous pensez peut-être que je caricature, mais un moment c’en était gênant tellement il le répétait presque à chaque phrase (et sur 3 heures de déposition ça commence à se remarquer).
Là tout le monde a senti qu’il ne gagnait pas des points auprès de ses collègues policiers.
Au point qu’un moment (le climax du procès), il y a eu un retournement inattendu. On en était au je-sais-plus-combien-ième de policier qui témoignait pour la défense : « Souchi c’est un bon patron qui fait honnêtement son boulot mais de là où j’était j’ai pas bien vu de toute façon » (je vous cache pas qu’on piquait un peu du nez à ce moment là). Lorsque le dernier d’entre eux passe à la barre et nous gratifie d’un échange pour le moins étonnant :
– Et après la première charge le commissaire Souchi est venu vous voir ?
– Oui
– Et qu’est-ce qu’il a dit ?
– Il a dit « C’est pas comme ça qu’on fait une charge, vous la refaites, il faut les défoncer ! »
Autant vous dire que ça a réveillé tout le monde. L’avocat de la défense a eu une tête (trahissant une surprise manifeste pour ainsi dire) que j’aurais bien imprimée en sticker sur mon frigo. Et même la juge a été un peu décontenancée : « mais … heuuuu … vous êtes un témoin cité par la défense non ? »
Ça a été l’occasion de mieux comprendre la stratégie de Liénard (l’avocat de Souchi) car il s’est senti obligé de commencer l’interrogation de ce policier par « Vous savez que le major Vouriot a été définitivement mis hors de cause et qu’il ne lui arrivera rien, peu importe ce qui est dit ici ». Ce à quoi le policier a répondu « … … Merci pour l’information ».
Bref visiblement l’idée c’était de défendre en mode « Vouriot ne peut plus être embêté, on lui met le maximum sur le dos pour se dédouaner, ça coûte rien à personne ».
Ce qui est reproché à Souchi
D’avoir blessé Geneviève me direz-vous. Oui nan mais plus précisément, quelles lois a-t-il violées ?
- On lui reproche d’avoir donné l’ordre de charger alors que la situation ne le justifiait pas
- On lui reproche d’avoir outrepassé la chaine de commandement en donnant directement l’ordre aux policiers alors que ce n’était pas son rôle
- On lui reproche d’avoir voulu étouffer des éléments de l’enquête via sa femme qui était … hum chargée de l’enquête
Une charge non nécessaire
Bon là globalement c’est le procureur qui a le mieux résumé ce point dans sa réquisition à la fin.
En gros ça donnait que :
- Le trouble à l’ordre public était modéré
- La situation était clairement sous contrôle avec bien plus de policiers que de manifestants (entre 50 et 200 manifestants contre plus de 250 FDO)
- Une manœuvre de refoulement aurait suffi
- Le commandant de l’escadron de gendarmerie, qui a contesté l’ordre de charger, était plus expérimenté que Souchi en maintien de l’ordre, donc Souchi aurait du l’écouter
Dans les éléments qui ont joué sur ce reproche, il y avait plein de considérations.
La manifestation avait été interdite. Mais, plus tard cette décision a été cassée par un jugement car elle n’était pas légitime. Mais au moment où Souchi ordonne de charger, c’est une manifestation interdire. Mais si ça a été invalidée plus tard, c’est bien que le risque de trouble à l’ordre public ne justifiait pas l’interdiction.
Dans sa défense, Souchi a fait valoir plusieurs fois justement que le trouble à l’ordre public était conséquent car le tram ne pouvait plus passer depuis des heures : « des gens ne pouvaient plus se rendre à l’hôpital ».
(bon, je pense que les gens qui ont besoin d’aller à l’hôpital prennent plus souvent l’ambulance que le tram, mais c’est mon avis).
Ensuite il y avait un contexte un peu tendu car, le lendemain, Macron devait rencontrer le président Chinois à Nice justement, pour un sommet bilatéral. D’où une forte concentration de FDO sur ce weekend là.
Alors qu’on s’attendait à avoir des tartines sur « Mme Legay participait à une manifestation interdite, elle a été blessée mais elle n’avait rien à faire là aussi ». Pas du tout.
Le procureur a même salué la « générosité citoyenne » de Geneviève estimant qu’elle fait partie des gens qui contribuent à ce que notre démocratie vive. C’est suffisamment rare pour être remarqué.
Et alors quand Liénard (l’avocat de Souchi) a commencé sa plaidoirie par dire la même chose, on était au-delà de la surprise. Nombre de ceux qui l’ont vu à d’autres procès (car il est spécialisé dans la défense des policiers) pensaient voir geler en enfer avant de l’entendre dire ça.
En gros l’axe de la défense c’était surtout deux points : savoir s’il était légitime de charger ou non relève du tribunal administration et pas de cette cours (donc on devrait même pas être là) et ce qui a blessé Geneviève ce n’est pas l’ordre de charger, c’est la mauvaise exécution de cet ordre par le Major Vouriot (donc on ne devrait même pas être là, au carré). Aucun de ces deux points ne nécessitait de rejeter la faute sur Geneviève, donc je présume qu’il s’est évité l’exercice périlleux de tenter de diaboliser une vieille dame de 70 ans avec un drapeau « Paix ». Il ne lui a même pas posé de question quand est venu son tour de l’interroger alors qu’elle était à la barre.
Ensuite il y a eu la question de l’interprétation de l’ordre du préfet de disperser les manifestants.
On s’est tapé la description de la procédure formelle et il a été expliqué que la charge n’est pas la seule réponse à un ordre de disperser : on peut discuter avec les manifestants, faire des manœuvres de refoulement, etc. Donc c’était la responsabilité de Souchi d’avoir choisi ce moyen plutôt qu’un autre. Or Souchi a tenté de faire penser aux juges que disperser = charger : « on m’ordonne de disperser, j’ai pas le choix ».
Et en fait, on apprendra que la charge où Geneviève a été blessée n’était pas la première de la journée. Que les précédentes ont été contestées par plusieurs personnes sous le commandement de Souchi, notamment par des gendarmes mobiles.
Il y a aussi eu une histoire qu’un moment Souchi a ordonné une charge qui refoulait les manifestants vers une rue également interdite à la manifestation (plutot qu’une des autres artères non interdite). Quand ceux qui la menait s’en sont rendu compte, ils ont interrompu la charge. Et apparemment ça a donné lieu à des engueulades entre Souchi et ses subalternes.
Mais ce qui était délicat à trancher finalement, ce n’était pas tant de savoir si l’ordre était légitime ou non. Le consensus sur le fait que ça ne l’était pas s’est fait assez vite.
Ce qui se jouait c’était de savoir si la faute consistant à ordonner cette charge, alors qu’elle n’était pas nécessaire, tenait à ce que Souchi soit un assoiffé de violence qui veut « défoncer » du manifestant ou bien à ce qu’il soit inexpérimenté et dépassé par les évènements.
Son avocat a joué la carte du c’est pas le couteau le plus affûté de la cuisine, c’est un bon gars au fond, il a eu une enfance difficile, chez les Souchi on fêtait pas Noël parce qu’on était pauvre (véridique, il a même pleuré en le disant, ce qui était indéniablement dans le top 3 des moments les plus « cringe » du procès tant l’accusation de chiqué planait au dessus de la salle).
Au final le procureur a dit que ses états de service étaient très bien et que c’était un bon fonctionnaire et a donc penché pour l’explication que c’était une faute oui, mais celle d’un gars bien qui a été dépassé par la situation. C’est pour ça je présume qu’il a requis uniquement du sursis.
Un ordre non conforme
On va passer vite là dessus car ça a été tranché assez vite aussi.
En gros, de ce que j’ai compris, Souchi représente ce qu’on appelle « l’autorité civile » dans le dispositif de maintien de l’ordre. Et le commandant Bastien représentait « la force publique ». Et en fait Souchi est censé donner l’ordre de charger au commandant Bastien qui, lui, décide de comment/quand il l’exécute.
Souchi s’occupe de sommations etc et il est censé dire à Bastien « lancez une charge » et Bastien est censé gueuler à ses hommes de charger.
Bon bé là c’est Souchi qui a prononcé « chargez ! ».
Et en fait sa défense sur ce point est assez risible (avec le recul), il dit : « Et donc là je me tourne vers le commandant Bastien et je dis à haute voix, pour que les manifestants puissent l’entendre et aient une occasion supplémentaire de se disperser, «chargez» »
Bon, sauf que quand on voit la vidéo, Souchi est clairement en mode « CHAAAARGEZZZZZ !!! » et tous les hommes partent sans que le commandant Bastien ait dit quoi que ce soit.
Donc sa version des faits était audacieuse, mais je crois qu’elle n’a convaincu personne et, en tout cas, pas la procureur, qui a conclu que « Cet ordre a été donné de manière ni nécessaire, ni proportionnel, ni conforme à la réglementation ».
C’était pas un chef d’accusation très grave de ce que j’ai compris, c’est plutôt une histoire réglementaire.
Des tentatives de dissimulation
Peut être que vous vous êtes dit au début de l’article « comment ça blessée à Nice ? Qu’est-ce que le procès fout à Lyon dans ce cas ? »
Et bien justement, il y avait un tellement de personnes mouillées à Nice (préfets, procureur, enquêteurs, …) qu’il a été demandé de juger ça ailleurs (on appelle ça dépaysement) par risque de conflits d’intérêt.
En gros quand il a été su qu’une personne était gravement blessée, une enquête a été ordonnée pour faire la lumière sur les causes de cette blessure. Et on a confié cette enquête à … la femme de Souchi (qui est flic aussi).
La défense de sa femme c’est de dire qu’elle n’a pas demandé à en être saisie et qu’en plus à ce moment là rien n’indiquait que Souchi serait inquiété et qu’elle ne mène pas l’enquête directement, elle dirige seulement le service.
Un moment, Alimi (l’avocat de Geneviève) relève que les procès verbaux ne collent pas avec sa version, et que la première trace montre que c’est elle qui a été à l’initiative de la saisie. Il lui demande donc où se trouve le procès verbal montrant qu’elle a été saisie avant. Troisième moment le plus malaisant du procès, elle a répété en boucle « J’ai été saisie par (je sais plus quel service) » comme un espion interrogé qui répète son matricule en boucle.
Ce point a été assez unanime, j’ai l’impression, entre les juges et le procureur. Celui-ci a notamment dit que, en plus du fait qu’elle aurait du se désaisir puisque son mari était responsable du dispositif de maintien de l’ordre, elle aurait du le faire aussi au titre qu’elle-même était présente sur place ce jour là et avait donné des ordres (donc qu’elle était en conflit d’intérêt double).
La partie civile a mentionné les nombreuses tentatives d’étouffer l’affaire à tous les niveaux hiérarchiques.
En termes de collusions un peu dégueux, on a le fait que maintenant Souchi est en disponibilité de son ancien poste et qu’il a été repris à la police municipale de Nice par Estrosi. De loin, ça fait quand même beaucoup penser aux fans du cassage de manifestants qui se serrent les coudes.
Mais le plus grave a été la tentative d’orienter les conclusions de l’enquête vers la thèse que c’est un journaliste qui aurait fait tomber Geneviève alors qu’il était bousculé. Notamment, Geneviève dit avoir reçu la visite alors qu’elle sortait à peine du comas, à plusieurs reprises, de policiers lui demandant de confirmer qu’elle avait été poussé par un journaliste.
De ce côté là, le procureur de Lyon n’a rien repris dans son réquisitoire. Or l’ombre qui planait à ce procès c’était quand même son côté exceptionnel, dans le sens ou d’habitude, tout est étouffé avec succès. Pour une fois que ça n’a pas marché, ça aurait valu le coup de punir ceux qui ont tous fait pour, au moins pour dissuader les prochains.
Alimi, au travers de sa témoin Anne-Sophie Simpere, a mis en avant l’augmentation continue des violences policières en France depuis plusieurs années et la dégradation de la réponse judiciaire en face (où de nombreux cas n’aboutissent à aucun procès).
Le délibéré
Alimi a demandé des réparations financières : 100 000 € pour Geneviève et 10 000 € pour chacune de ses 3 filles. Il a aussi demandé des réparations pour le journaliste (initialement pointé par l’enquête comme responsable de la chute de Geneviève) et pour Attac (dont Geneviève est porte parole).
Liénar a réaffirmé que cette cours n’était pas compétent pour juger ce cas mais que s’il le faisait quand même, il fallait relaxer Souchi et au pire, ne rien inscrire à son casier judiciaire.
Le procureur a requis 6 mois avec sursis. Je crois que la peine maximale qui était encouru c’était 5 ans de prison.
Les juges ont annoncé un verdict pour le 8 Mars.
Le verdict
Le 8 Mars, le collectif des Mutilés pour l’exemple était à Nice auprès de Geneviève lorsque la décision du tribunal a été rendue : Rabah Souchi a été condamné à 6 mois avec sursis, non inscrit au casier judiciaire.
Merci à NicoGecko pour la prise vidéo (voir la version complète).
Geneviève se réjouit de ce progrès pour le long combat de la reconnaissance des violences policières : c’est la première fois que la chaine de commandement est condamnée plutôt que de seulement traiter chaque blessure comme l’acte isolé d’un policier. Il y a bien eu une violence systémique et organisée lors des gilets jaunes, de la même manière qu’il y a un problème de racisme systémique à l’origine des tués et mutilés des quartiers populaires.
Toutefois, comme elle nous l’a confié par la suite, elle est aussi déçue qu’on ne condamne que l’ordre de charge donné par Rabah Souchi dans une affaire qui contient une liste longue comme le bras de fautes :
- Les street medics qui ont voulu venir porter assistance à Geneviève ont été non pas seulement empêchés mais arrêtés !
- La conjointe de Rabah Souchi qui s’est saisie de l’enquête sur la cause de la blessure de Geneviève. Ce qui ne sera révélé que grâce à Ludovic Fayolle, placé sous l’autorité de cette femme, qui a outrepassé la hiérarchie pour que la vérité puisse être révélé et qui a été trainé en conseil de discipline ;
- Les policiers qui sont venus la voir 3 fois à l’hôpital lorsqu’elle était vulnérable pour essayer d’orienter son témoignage en lui faisant dire qu’elle avait été bousculée par un journaliste ;
- La déformation qu’elle a au niveau du crâne laissant penser qu’elle n’a pas été poussée par un bouclier mais frappée par un tonfa ;
- Christian Estrosi qui affirme publiquement que Geneviève n’avait que des blessures superficielles et qu’elle n’avait pas été touchée par la police. Et qui plus tard nommera Rabah Souchi directeur adjoint de la police municipale ;
- Le procureur qui a affirmé que la police n’avait pas percuté Geneviève ;
- Emmanuel Macron qui a déclaré avec condescendance que Geneviève aurait du rester sagement chez elle ;
- etc
On apprendra plus tard dans la journée que Rabah Souchi a fait appel de la décision. Le journal Nice Matin retranscrira le lendemain la déclaration de la mairie qui a été interrogée sur la décision de le nommer directeur adjoint de la police municipale. La municipalité a stipulé que comme il avait fait appel, il était toujours présumé innocent, donc qu’il n’y avait aucun problème à ce qu’il occupe ce poste.
Concernant les dédommagements, le tribunal a renvoyé ça à la juridiction administrative où Geneviève devra lancer une procédure.